La pluie gouttait sur les carreaux, tranquillement, sans se presser le moins du monde. C'était ces soirées-là que Chloé aimait, quand elle pouvait se glisser sous un plaid devant la télé, avec un chocolat chaud ou une bonne glace, et regarder un fil d'action lovée contre son mari. Quand il faisait froid dehors et qu'elle était bien au chaud à l'intérieur, elle se sentait rassurée, protégée, intouchable. Et se sentir en sécurité était un luxe bien rare ces derniers temps. Lewiston lui avait semblé être la ville parfaite pourtant. Jolie, assez riche, peuplée mais pas trop non plus... Lukas y aurait du travail et elle pourrait terminer ses études... C'était parfait. Mais juste sur le papier. « On regarde un film ? » Elle quitta la cuisine où elle attendait que son chocolat chauffe et se glissa derrière Lukas, lui déposant une kyrielle de bisous dans le cou. « J'ai toujours pas vu les deux que j'ai déniché la semaine dernière. » D'un geste du menton, elle lui montra les deux DVD qui trônaient fièrement à côté du poste, attendant d'être regardés puis commentés. « De toute façon, t'as pas le choix. Assis. » Avec un grand sourire, elle le poussa par-dessus le dossier du canapé qu'elle enjamba ensuite et s'assit confortablement... Sur lui. « Le DVD est déjà dans le lecteur. » Elle avait pris les devants. « Et j'ai choisi de commencer par Godzilla. » Rien que ça.

Le film se lança tranquillement, Chloé à moitié enroulée autour de son mari, les mains serrées sur son chocolat chaud. Là, elle était bien. Et heureuse. Ou du moins l'aurait-elle été si elle n'avait pas eu besoin de lancer la fameuse conversation. Avec ce -S. (qui la terrifiait passablement soit dit en passant) il n'était plus possible de juste oublier. C'était pourtant on intention en venant à Lewiston : tirer une croix sur le passé, juste l'occulter, et vivre une vie nouvelle aux côtés du meilleur homme du monde. Simple, facile à retenir... et peut-être un chouilla ambitieux aussi. « Lukas... » Rien qu'en prononçant son nom en songeant à ce qui allait suivre, elle avait pâli. « L-le soir où je suis rentrée... » Ce soir-là, où tu te tenais près à te suicider. « Pourquoi ? » Elle leva son regard bleu sur lui, le suppliant silencieusement de ne pas la repousser, de ne pas mentir. Pas avec -S. dans les parages, pas ce soir. Elle voulait l'apprendre de sa bouche à lui, pas de celle d'un ignoble inconnu qui savait tout sur tout. Souvent, la question lui avait brûlé les lèvres mais elle l'avait toujours contenu, fidèle à son désir de recommencer à zéro. Mais les pires secrets les avaient suivi jusqu'ici, bien loin de leur ancien chez-eux, et... « Ne me mens pas. » Elle ne pressa contre lui, les grognements de Godzilla en fond. « Ne me repousse pas. » Et les doutes, les peurs, qui ne l'avaient jamais vraiment quitté revenaient au galop, trop heureuses de la situation.

Un film. Jusque là tout allait pour le mieux. Il aimait ce type de soirée avec elle. Calme, posée. C'était des moments qu'il aimait. Elle avait choisit deux films, et opta pour le film Godzilla en premier. Après tout, pourquoi pas. C'était tout Chloé ça, il n'y avait qu'elle pour regarder un film aussi... Violent lors d'une soirée romantique. Et pourtant il fallait qu'elle gâche tout. Il n'avait rien vu venir, c'est vrai, mais il aurait peut être dû s'en douter. L'autre jour quand il était rentré, il l'avait trouvé un peu étrange, pas comme d'habitude. Il s'était tu, se disant qu'elle avait sûrement passé une mauvaises journées ou que la tournée des voisins ne s'était pas passé comme prévu.

Oui ?

Le soir où elle était rentrée. Oh oui, il voyait très bien de quel soir elle voulait qu’ils parlent. Il fit mine de pas entendre dans un premier temps, se concentra sur le monstre en colère. Il la sentit se presser contre lui. Oh elle voulait vraiment jouer à ça ? Maintenant? Il se demanda pourquoi elle tenait à savoir, pourquoi ce soir, pourquoi maintenant.

Je te l'ai déjà dis, j'avais subi des pressions... Chloé, regarde le film.

Sa voix était douce mais le ton n'y était pas. Il ne pouvait décemment pas lui dire la vérité. Non, il ne la repousserait pas, pas elle. Il était bien trop amoureux pour ça. Il voulait toujours la protéger de tout. Il savait que ce secret finirais par le rattraper, voir même, plusieurs de ses sombres secrets, mais elle ne devait rien savoir. S'il lui avouait que ce soir là, il était prit de remord après avoir tué l'homme qu'il lui avait présenté comme son meilleur ami... Elle ne le croirait pas, ou bien elle le traiterait de monstre. Et un jour elle finirait pas savoir ce qu'il était réellement, un imposteur. Un gars qui lui avait sourit, qui l'avait charmé pour son argent. A la base, du moins.

Et toi alors, je te trouve étrange ces jours ci...

Il la regarda dans les yeux. Oui, elle était différente. Il la trouvait moins ne forme qu'avant. Mais ce n'était pas quelque chose que Lukas dirait à sa femme, ça non. Lui dire qu'il la trouvait un peu moins légère qu'avant non plus. Il était bien trop... respectueux pour ça. Elle ne le lâchait pas des yeux, c'était stressant. Ces grands yeux bleus que Lukas aimait tant. Il retira ses lunettes et se frotta les yeux.

Tu veux vraiment qu'on parle de tout ça ce soir ?

Non, elle ne regarderait pas le film, pas tant qu'il n'aurait pas parlé. Les secrets, les non-dits, étaient dans cette maison, l'enserrant de leurs bras puissants, l'emplissant de leurs voix insupportables. Les secrets détruisaient lentement leur vie, sans qu'ils ne puissent rien y faire. Plus le temps passait, et plus ils se faisaient lourds, les écrasant de tout leur poids. Alors Chloé ne détourna pas le regard une seule seconde parvenant à faire totalement abstraction du film pour ne plus voir que Lukas. Il allait parler, parce qu'elle en avait décidé ainsi. Mais toi aussi, tu as des choses à dire. Non, pas à ce point. Elle n'avait jamais été séduite par l'idée de suicide, pour sa part, et ne risquait pas de disparaître brusquement. Elle ne risquait pas de lui échapper, tandis que lui fuyait à chaque seconde. Elle le savait, elle le sentait. Lukas était là, juste à côté d'elle, et pourtant une part de lui ne l'avait pas totalement accompagnée à Lewiston. « Tout le monde subit des pressions. Lukas, nous sommes mariés, je t'aime, alors parles-moi... » Oh si elle savait, nul doute qu'elle n'aurait jamais prononcé ces mots, mais quelque part au fond d'elle, elle savait déjà. Pas l'exacte vérité, bien sûr, mais son subconscient lui hurlait de ne pas être aussi curieuse. Quand il détourna le sujet vers elle, Chloé fronça les sourcils, ses traits se faisant imperceptiblement plus durs. « Ne change pas de conversation, c'est de toi que l'on parle. Mais dis-moi, et je te raconterai. » C'était déloyal de sa part, mais elle tenait à savoir, tout savoir, avant que -S ne se glisse dans leur vie. Ou du moins dans la vie de Lukas, car pour sa part c'était déjà fait.

Elle avait parlé avec Matt, lui avait tout raconté sans omettre de détails. Enfin tout... Certaines choses étaient mieux cachées, enterrées, mais elle lui avait raconté l'essentiel. Quand elle pensait à ce gamin de treize ou quatorze ans mieux informé que son époux, ça la faisait frémir. Elle frotta ses yeux tirés et s'écarta un peu de Lukas. « Oui, c'est ce soir ou jamais. » Un ultimatum, à présent. Ultimatum qu'elle n'était pas certaine de pouvoir respecter s'il venait à se murer dans le silence mais... Disons qu'elle n'était plus sûre de rien ces derniers temps. Tout se bousculait, se fracassait, des choses qu'elle croyait oubliées et cachées sortaient soudainement de leur terrier... Elle aimait Lukas plus que tout, plus qu'elle-même – et ce n'était pas donné à tout le monde – et l'idée de le voir se faire détruire par un parfait inconnu lui était simplement insupportable. Par ailleurs, la simple perspective de vivre avec un homme qu'elle ne connaissait pas vraiment l'emplissait de terreur. « Je veux connaître le vrai Lukas. Parle-moi. » Elle avait chuchoté ces phrases, les yeux brillants (oh, mais quelle était cette légère méfiance en fond ?), pourtant elle se tenait de l'autre côté du canapé maintenant. « Je t'écoute. » Plus que jamais, plus que tu ne pourras jamais l'espérer.

Nouveau message

Expéditeur: Unknown
Destinataire: A. Lukas Ressler
Message reçu, aujourd'hui.

C'est dur de la croire coupable de quelque chose quand on la voit ainsi. Mais crois moi, elle te cache autant de choses que toi, tu lui en caches. Pose-lui des questions sur ton cousin, tiens.
-S

Oh, elle voulait qu'il parle, vraiment. Évidement qu'il l'aimait, sinon il aurait déjà fichu le camp, et depuis bien longtemps. S'il n'était pas tombé amoureux d'elle, la pauvre Chloé aurait terminé six pieds sous terre. Mais il avait tout déjoué, tout ces plans, depuis le début parce qu'il l'aimait, un point c'est tout. S'il lui parlait, elle ferait de même. Le  deal était plutôt pas mal dans le fond. Il était peut-être temps de lui dire certaines choses... Pas tout, non, pas tout, il refusait de la perdre, elle. Elle l'aimait, pas parce qu'il était doué en classe ou qu'il savait charmer les gens. Pas comme celui qui avait autrefois partagé sa vie. Non, elle était sincère, il le sentait. Il se devait de l'être aussi avec elle. Même s'il ne lui dévoilait pas. Rien qu'un tout petit peu.

D'accord...

Il soupira et la serra un peu plus contre lui. Il fit pause sur leur film du soir et se racla la gorge. Par où commencer, comment lui dire sans qu'elle soupçonne quoi que ce soit ?

Voilà le soir où tu es...

Et son portable se mit à vibrer. Personne ne lui envoyait de messages à cette heure là, il jeta un regard interrogateur à sa femme et le sortit de sa poche. Expéditeur inconnu. Oh, il n'aimait pas trop ça, et pourtant il lu le message, à voix basse, à peine audible. -S. C'était qui ce gars ? Il avait du, se tromper de numéro, sans doute. Sauf que quelque chose lui disait tout le contraire. Non, visiblement cette personne savait précisément que c'était Lukas qui allait recevoir son message, et pas quelqu'un d'autre. Il leva les yeux vers Chloé, la repoussant légèrement. Coupable. Coupable de quoi au juste ? Non, pas elle. Sa Chloé était parfaite. Elle était la meilleure femme que l'on pouvait avoir, elle était gentille, attentionnée... Elle avait peut-être des défauts mais Lukas se voilait la face là-dessus. Sauf que ce message là, il l'intriguait vraiment. Son cousin et que venait son cousin monsieur-je-me-la-pète dans cette histoire ? Avait-elle... Était-elle allé lui parler ? Alors qu'il lui avait fortement déconseillé de le faire ? Parce qu'il savait que Ian était comme... Comme la peste. Une fois qu'il s’implantait dans la vie de quelqu'un, ce pauvre quelqu'un avait bien du mal à s’en débarrasser et cela finissait par le ronger. Voilà,n ce type était juste un virus en fait. Certes, les vieilles rancœurs d'enfances, Lukas avait bien du mal à les oublier. Quand ils se voyaient pour les Noël en famille, et que le petit Huston était toujours le garçon au centre de l'attention, et qu’il balançait des phrases du genre « Et toi Achille, t'as déjà réussis quelque chose, concrètement, dans a vie ? Juste une seule fois ? » Fichu gamin plus jeune que lui qui se croyais plus fort que tout le monde.  Et généralement le jeune Ressler lui tournait le dos et allait jouer avec d'autres cousins qui, par pur hasards, semblaient mépriser Ian autant que lui.

Il s'est passé quoi, avec Monsieur Huston ?

Nouveau message

Expéditeur: Unknown
Destinataire: h. chloé ressler
Message reçu, aujourd'hui.

Tu devrais faire attention de ne pas laisser l'armoire à pharmacie ouverte. Avec un mari comme le tien, c'est envisager de porter ta robe noire de petite garce bien avant l'heure !  
-S

Elle vivait avec un inconnu. C'était un fait que Chloé n'ignorait pas, sans jamais vraiment oser regarder la vérité en face. Lukas, c'était le type qui était sorti de nul part pour tranquillement s'installer dans sa vie. Elle avait appris à aimer grâce à lui – aimer quelqu'un, sentir son cœur battre pour lui – et n'avait dés alors plus une seule seconde imaginer poursuivre sa petite route tranquille sans le recroiser encore une fois. Tout avait été rapide, on lui disait de faire attention. Mais non, il était celui qu'elle voulait, et elle l'aurait. Son père l'avait soutenu, simplement parce qu'il aimait sa fille et qu'il croyait en elle. Peut-être qu'elle n'était qu'une petite idiote naïve mais jusqu'à aujourd'hui, elle n'avait jamais regretté aucun de ses choix. Son mari avait sa part de mystère, leur courte vie à deux n'avait pas été un long fleuve tranquille... Mais tant pis. Elle aussi nourrissait et chérissait son petit jardin secret, ses souvenirs, son passé. Et puis avec leur arrivée ici (parfois, Chloé se maudissait d'avoir choisi une telle ville), tout avait changé. Ce qu'elle n'avait jamais osé demander, ce à quoi elle n'avait même pas voulu songer, venait la hanter en permanence sous l'ombre sinistre de ce corbeau. Il savait tout sur elle, il savait sans doute tout sur chaque habitant avant même qu'il ne songe à poser les pieds ici. Et il connaissait probablement le moindre secret de Lukas et n'hésiterait pas à le lui jeter à la figure quand il jugerait le moment opportun. Comme ce soir par exemple. On ne pouvait rêver meilleur moment pour sortir de sous l'escalier les vieux squelettes poussiéreux.

Elle l'aimerait toujours. Quoi qu'il arrive. Et quoi qu'il soit révélé, qu'il apparaisse au grand jour. Du moins, Chloé tentait de s'en convaincre. Elle n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être la vie de Lukas avant qu'il n'apparaisse dans la sienne (enfin rien de plus que les vagues détails qu'il lui avait offert) mais elle se doutait que ce n'était pas un beau paradis bien blanc, bien propre. Sinon, il n'aurait pas tenté de... Pas tenté de la quitter ainsi, seul en compagnie d'un pistolet. Pas pour une journée stressante, et certainement pas son Lukas. Elle avait choisi de fuir avec lui et les choses n'en étaient que pires. Et le film fut mis en pause, le silence soudain de la pièce faisant sursauter la petite étudiante. « Tu... ? » Il allait lui parler. Son cœur menaça d'éclater de terreur et d'amour pour lui. Il allait lui parler ! Ce d'accord presque résolu la remplissait de joie : il lui faisait confiance, assez pour lui parler, assez pour lui montrer ce qui se cachait dans leurs placards depuis le début. Et puis son téléphone vibra, la faisant de nouveau sursauter. Son cœur se fendilla, s'effrita bien lentement avant de disparaître quand elle vit qu'il s'agissait de celui de son mari. Être aussi terrifiée par un vulgaire SMS était idiot : ça pouvait être n'importe qui ! Un collègue, un ami, son cousin qui vivait juste à côté... Des milliers de possibilités existaient, -S. n'était pas le centre du monde. Enfin si, il était devenu le centre du sien quand elle avait rencontré le petit Matthew. Lukas lui lança un regard perplexe qu'elle lui rendit, non sans chercher à dissimuler la sourde terreur qui brûlait en elle. Chacun des mots, même prononcé à voix basse, même quasiment inaudible, s'enfoncèrent un peu plus, menaçant de lui arracher des larmes. -S. savait. Putain, mais évidemment que -S. savait ! -S. savait tout. Il était toujours là, au pire moment, et préparait déjà le coup suivant. Quand Chloé avait rencontré Ian, elle ne savait rien du corbeau, pensait que ses secrets resteraient bien enfouis sous quelques dizaines de kilomètres de roches. D'ailleurs, Ian n'était qu'un accident, quelque chose qu'elle n'avait pas voulu mais qui était arrivé. Simplement arrivé. Elle était coupable, même si elle s'efforçait de fermer les yeux sur ses propres erreurs. C'était Ian, bien sûr que c'était Ian ! Il était venu sonner, Lukas travaillait et quelque chose avait dérapé. Elle n'était pas vraiment responsable, pas plus que le cousin. Coupable. Le mot sonnait étrangement, comme si elle avait commis un vol ou un meurtre. La question tomba enfin, bien pire que tout ce qu'elle avait pu redouter jusqu'à ce soir. Des centaines de pirouettes lui traversèrent l'esprit, sans qu'une seule ne parvienne à s'imposer en sortie de secours parfaite. Coincée, elle l'était. Elle avait tendue la perche au corbeau, presque autant qu'une annonce publique ne l'aurait fait. Mais quelle idiote, bon sang, quelle idiote ! Une conversation privée avec Lukas ? Chloé manqua de s'étouffer de rire. C'était terminé. La vie privée n'existait plus à Lewiston, et c'était elle qui les avait emprisonnés dans cette douce prison. « Rien. » Elle n'était que gentillesse et amour, un véritable petit bonbon à croquer. Mais le mot claqua, sec, comme un vieil élastique qui se rompt. Non, il ne s'était rien passé avec Ian. -S. pouvait raconter ce qu'il voulait, elle gardait le pouvoir. C'était... obligatoire. « C'est justement pour éviter ça que je voulais qu'on parle ce soir. » Dire la stricte vérité dans un moment pareil tenait du miracle, mais Chloé ne mentait pas. Cette discussion n'avait lieu qu'à cause de -S., de ses messages, de...

La demoiselle inspirait profondément et s'apprêtait à se lancer dans une explication bancale quand son téléphone, posé sur la table basse du salon, vibra en faisant un boucan d'enfer. Par habitude, Chloé se pencha machinalement pour l'attraper, juste un instant avant qu'elle ne réalise qu'il se pouvait ne s'agir que de... « V-voilà. » Elle lui montra l'écran de son smartphone où s'imprimait le hideux message de -S. « Je voulais t'en parler avant mais... » Se sortir du pétrin. La soirée n'avait pour but que de discuter, d'enfin se découvrir et quitter leurs secrets respectifs, mais elle tournait à l'avantage du corbeau. « Tu sais tellement peu de choses, Lukas... » (Tu ne sais rien, Jean Neige.) Elle non plus ne savait rien. Ils ne savaient rien l'un de l'autre et pourtant ils étaient assis là, à avoir cette conversation. « Il y a quelqu'un en ville qui sait tout. Tout de toi, tout de moi, tout de nous, de nos voisins, de Gimli même. » Elle faillit fondre en larmes, se reprit de justesse au dernier instant. « Chaque chose qu'il apprend, il le retourne à son avantage, tourne ses phrases de façon à mettre le bazar. » Elle n'en croyait elle-même pas un mot. Chloé se doutait très bien de ce qui l'attendrait si elle suivait l'injonction de -S. et jetait un regard dans l'armoire à pharmacie. La petite robe noire aussi, elle voyait très bien de laquelle il s'agissait : elle la portait le jour où Ian était venu sonner. Et elle s'accordait à merveille pour un enterrement. « Tu le vois bien, Lukas ! On se faisait confiance, on allait enfin parler comme cela aurait dû être fait depuis des mois et... » Et -S. était venu et d'un simple SMS avait tout balayé. Et Chloé elle-même se faisait l'effet d'une idiote, d'une naïve petite fille qui voyait son rêve brisé et qui se contentait de pleurer ce qu'elle avait perdu.

« Tu me fais confiance, hein ? » « Évidement, mais je pense pas que s'en prendre à monsieur, enfin, à sa fille... » « C'est la meilleure idée que j'ai eu mon gars, la meilleure » « Ouais ben parfois tes idées sont foireuses, désolé de te dire ça Alex » Le garçon lui ébouriffa les cheveux et Achille tenta aussitôt de se recoiffer. « Arf, fait pas ça, t'es mieux comme ça ! » « Mais je t'em... » « Pas de gros mots Achille ! » « T'es bien placé pour dire ça toi... » Trop tard, Alexis avait bondit or de son canapé, et s'était rué sur la télé. Et c'était partis pour une nouvelle soirée à regarder ses émissions débiles, qu'ils critiquaient tout les deux en mangeant de la glace. C'était colle les soirée comme ça. En général c'était lui qui s'endormait le première, et Achille devait le réveiller pour qu'il se traîner jusqu'au lit. Ou alors il le laissait sur le canapé mais le lendemain Alexis lui en voulait toujours un peu. Il était compliqué comme garçon mais il était avec lui, il était tout pour lui alors il le laisser grogner autant qu'il le voulait. « Tu vas voir, ça va être simple comme bonjour, on résiste pas à ta tronche de hibou » « De... Mais je... Flûte » Il lui agita une photo sous le nez, et il l'attrapa. « C'est elle Cléa ? » « Chloé, retiens bien son nom, parce qu'elle va devenir ta future femme, Chloé ».

---

Il la poussa un peu. Un corbeau, ici ? Pourquoi une telle chose ne l'étonnait même pas ? Après tout, cette ville était moisie, il ne la sentait pas et ça, depuis le début. Cette ville était nulle, cette ville était horrible, cette ville craignait, voilà tout. Oh, mais pourquoi avait-elle jeté son dévolue dessus ? Alors comme ça il ne savait rien. Ou plutôt, il ne savait pas tout ? Oh, si elle savait le nombre de films qu'il était en train de se faire mentalement, elle prendrait peur. Il se frotta le front, la regarda droit dans les yeux. Non, pas elle, pas sa femme. Il revoyait déjà celui qui avait un temps partagé sa vie, qui lui disait « bah, de toute façon cette nan c'est juste pour l'argent, dès que ça sera bon, on s'en occupe tout les deux, et on sera riche, tu n'a pas besoin de t'y attacher » Mais il en était tombé amoureux et c'était ce qui lui faisait le plus mal. Il se leva et rangea le dvd, comme un zombie. Il cherchait ses mots.

Ben alors parle moi tout de suite Chloé.

Il croisa les bras et jeta ses lunettes sur la table basse. Il ne comptait plus le nombre que ces pauvres lunettes c'était prises depuis son arrivée en ville. C'était souvent avec elle qu'il se défoulait, les jetant dans tout les sens, après une mauvaise journée. Il avait les poing serré. Avce le temps Lukas était devenue assez sang chaud sur les bords. Comment dire, quand on avait eu un hyperactif et kleptomane comme copain, il fallait s'adapter. Et c'était en devenant comme lui qu'il avait réussit. Il hésitait franchement à balancer tout ce qui lui passait dans les mains, à hurler un grand coup. Parce qu'il venait de comprendre qu'ici ces secrets ne seraient jamais en sécurité. Qu'avait-il envoyé à Chloé ? Évidement un truc le concernant, et pas n'importe quoi en plus. Elle ne devait pas savoir, point barre.

Maintenant que ce cher... -S à lancé la discussion, allons y, je veux tout savoir. Parce que, tu vois, je souhaiterais effectivement en apprendre un peu plus sur ma femme, vois tu ? Tu ne me fais plus confiance ? C'est la meilleure. Et ne crois pas que « rien » va me suffire comme réponse, je ne suis pas idiot, je connais très bien mon imbécile de cousin.

Il se planta devant elle, les sourcils froncés.

Tu veux qu'on parle ? Alors quoi, tu veux savoir quoi, notre nouvel ami -S ne t'a pas tout dit, oh, quel cachottier il fait. J'avoue que ces messages sont tordue, mais je pense qu'au final, on voit tous ce qu'il veut dire, n'est ce pas ? Alors, tu en pense quoi, est ce qu'on devrait croire ce type ?

Bien sûr qu'elle aimait Lukas. Comment pourrait-il en être autrement ? C'était lui qui lui avait appris ce qu'était l'amour, ce qu'était une relation à deux. La timide Chloé avait fini par fleurir à ses côtés, par devenir enfin une demoiselle vivante et heureuse. Oui, Chloé Ressler avait touché le bonheur du bout des doigts. Et il s'était évaporé avec Lewiston. Ce qui devait leur redonner de l'espoir, les faire aller mieux, empoisonnait chaque jour un peu plus leur existence. Des secrets, des secrets, partout des secrets… Il y en avait toujours eu entre eux, c'était peut-être même le réceptacle de leur couple. Cependant, ils devenaient chaque jour un peu plus lourd, un peu plus sinistre. Et tout ça à cause d'un vulgaire corbeau, d'un détraqué avide de malheur. Il y arrivait fort bien. Certains secrets étaient fait pour rester cacher au fond d'un tiroir, pas pour éclater brusquement au grand jour. Il fallait ramasser les miettes et recoller les morceaux après, ce que Chloé n'était pas certaine d'arriver à faire. Si leur couple se brisait, si elle perdait Lukas… Elle se perdrait elle-même. Sans lui, elle n'était plus Chloé Ressler, elle n'était que… Chloé. Juste Chloé, la frêle fille perdue. Oh putain oui, elle voulait lui parler, hurler la vérité au grand jour pour qu'elle arrête de peser… Si seulement elle en était capable. Mais bordel c'était juste là, dans sa gorge. Une boule de douleur qu lui donnait envie de pleurer, de mourir. Sauf que non, elle n'était pas Lukas, elle ne fuyait pas ses ennuis dans le suicide (quel charmant couple ça aurait été sinon!). Elle ne les affrontait pas non plus. Tu es faible, ma vieille, faible faible faible. Trop faible. Elle inspira difficilement, luttant contre la puissante envie de fondre en larmes. Elle n'était pas comme ça, elle ne pleurait pas, Chloé. Parle. Parle et ne pleure pas.  « Alors comme ça, tu veux tout savoir Lukas Ressler ? C'est embêtant parce que moi aussi. » La colère la prit, alliée curieuse quand elle ne pensait qu'à chialer. « C'est de ma faute, de ma faute et uniquement de la mienne ? Oh la vilaine cachottière que je fais ! Mais qu'est-ce que je suis conne, bon sang ! » Douce Chloé, où était-elle ? « Il paraît que je dois parler ? Que je te cache de vilaine chose ? » Sous la force de la rage (elle était donc capable de se mettre dans une telle fureur.) elle se leva, s'éloignant pour la première fois vraiment de son mari. « Et toi ? N'oses pas me dire que tu ne me caches rien. » Elle sentait venir la petite précision qui risquait bien de lui faire claquer la porte. « Et ne me dis pas que ça n'a rien à voir avec moi, je... » Elle n'en savait rien, elle l'aimait terriblement. Trop, peut-être. D'où sortaient ces mots ? Chloé, gentille Chloé, n'en avait pas la moindre idée. Ils étaient là, c'était tout. Peut-être qu'elle ne cherchait qu'à fuir la conversation mais ses propres accusations résonnaient bizarrement en elle. L'instinct d'une femme concernant son mari peut-être. Honnêtement, elle ne s'en foutait pas.

Elle se radoucit d'un coup et se laissa retomber sur le canapé, se prenant la tête entre les mains. Elle appuyait sur ses yeux à s'en faire mal, ne voulant plus ne serait-ce que croiser son regard. Cette conversation ne les menait absolument nulle part et pourtant ils y courraient sans s'arrêter. « Excuse-moi, je suis à cran. Ce… Cette chose me harcèle depuis des jours, je n'en peux plus. » Elle se rendit compte au passage que c'était vrai. Elle ne dormait plus, ne vivait plus. Une boule de stress avait élu domicile permanent dans un coin de sa poitrine, refusant de lui laisser un instant de répit. « Je suis si fatiguée, Lukas... »

Leur discussion tournait en rond. Lukas ferma les yeux, écoutant sa femme s'emporter au sujet de leur divers secrets. Bon sang, pourquoi avait-il lancé le sujet ce soir ? La journée avait pourtant était si parfaite jusqu'à... ce soir. Il se massa les temps et la fixa sans broncher. C'est bon, elle avait fini ? Il ne la voyait jamais en colère de la sorte, jamais. Chloé, elle était toujours gentille, toujours calme. Il la regarda se laisser tomber dans la canapé sans dire un mot et regarda ses mains en silence. Il tentait de faire le vide, de chercher ses mots (et les bons, pas ceux qui la ferait péter les plombes encore une fois). Que répondre à ça, hein ? Que lui dire ? Il pouvait esquiver avec une autre question, lui renvoyant la balle à nouveau mais leur petit jeu n'en finirait jamais.

Je sais, moi aussi Chloé.

Il détourna son regard du siens. Non, ce n'était pas e moment de craquer devant ses grands yeux bleus et de se dire qu'ils parleraient un autre jour, ou bien que c'était le moment de la prendre dans ses bras.

Je te jure que ça n'a rien à voir avec toi Chloé. Tu sais tout de moi. Enfin non, si tu veux tout savoir, j'ai du mal avec les grumeaux dans certains de tes gâteaux, ajouta t-il en rigolant.

Ce qui était pas faux, au fond. Lukas comme tout le monde aimait les gâteaux sans coquilles d’œufs ou grumeaux. Chloé adorait cuisiner, mais disons que, même s'il était habitué depuis le temps, l'envie d'acheter des gâteaux en pâtisserie directement lui traversait souvent l'esprit.

Quelqu'un essaie de nous faire du mal, je ne sais même pas pourquoi, c'est tout. Tout ce que je veux, c'est que tu reste loin de mon cousin. Je te jure qu'il est pas fréquentable.

Il avait toujours les yeux rivés sur ses doigts, qu'il tordait nerveusement. Autrefois sa mère le menaçait à coup de « ils vont rester tordus toute ta vie après ! » afin qu'il arrête. Preuve que cela n'avait absolument pas fonctionné, Lukas maltraité toujours autant ses pauvres doigts. Cela lui évitait de partir en vrille. Se ronger les ongles, et ces autres tics... il s'était dit que s'acheter un pushing ball serait une bonne idée. Il devait se canaliser. Mais il avait toujours eu peur que Chloé découvre tout la violence qu'il renfermait en lui. Il avait tout de même tué un homme, il avait fait disparaître son corps tout ça de manière quasi professionnelle. Depuis il avait besoin de taper dans quelque chose ne permanence. Et ce soir plus que jamais.cette envie ne le quittait plus depuis la soir du meurtre. Les images tournaient en boucle dans sa tête. Il n'arrivait pas à s'en débarrasser. Et Chloé pensait que tout était de sa faute. Elle se trompait. Il s'était mis dans la merde tout seule n acceptant le plan d'Alex. Il avait tout foirer tout seul, comme un grand garçon.

L'épuisement la guettait depuis des jours, depuis que cet affreux corbeaux l'épiait et la menaçait. Elle voulait que cela cesse, d'une façon ou d'une autre. Et soudain elle comprit Lukas mieux que jamais, mieux qu'elle-même. Elle pouvait enfin comprendre ce qui pouvait mener au suicide, à cet acte considéré comme un pêché par beaucoup. Le ras-le-bol était un allié précieux pour s'ôter la vie. Fuir, fuir, c'était beau de fuir, et terriblement pratique quand on n'avait plus nulle part où se réfugier, plus de bras où se cacher. Chloé, elle, les avait encore ces bras, juste à portée de main… et terriblement loin, car le corbeau les lui volait inexorablement. Pour de bon, elle fondit en larmes, de ces pleurs brutaux qui montaient du fond du cœur, juste synonyme de tristesse. Parce qu'elle était malheureuse Chloé, elle s'autorisait enfin à le penser. Elle avait le meilleur des maris, la plus belle des maisons, le plus génial des lézards, mais elle était terriblement malheureuse. Peut-être trop gentille, trop faible, pour leur réalité actuelle ? Peu importe, elle renifla, incapable de contrôler ces pleurs violents. « Je sais que tu sais. » C'était vrai, elle le savait, mais c'était bien loin de rendre les choses plus simples. C'était juste cent fois plus douloureux. S'il savait, pourquoi ne parlait-il pas ? Et elle, pourquoi était-elle incapable à ce point de lui avouer la vérité, sans détours ? Impossible, elle l'aimait trop pour ça, et paradoxalement cela causerait sa perte. Les secrets ne faisaient jamais de bien, Chloé en avait été témoin désormais. « Et laisse mes grumeaux tranquilles. » Quelques uns de ses pleurs se muèrent en rire étranglé. Elle ne savait rien de lui, Lukas en était conscient. Bon sang, pourquoi ne parlait-il pas, que tout s'arrête, qu'ils en finissent… ? Enfin, elle voulait voir la fin de cette histoire. « Ton cousin… » Son estomac se retourna et elle détourna le regard, fixant obstinément la boîte du DVD. « S'il n'y a que ça, je ne m'approcherai pas de lui. » Stop, stop stop… Qu'était-elle en train de dire ? Ces nausées au petit matin, cette sensation de culpabilité en permanence ? Comment lui dire… ? Elle ne pouvait pas, juste pas. S'il l'apprenait, Lukas la quitterait. Ou peut-être pas d'ailleurs, peut-être qu'il l'aimerait comme au premier jour, auquel cas ce serait encore pire. Elle pouvait tuer l'enfant. Cette seconde idée l'effraya encore plus que la première et elle se rongea un ongle, le taillant jusqu'au sang. Se tirer une balle dans la tête n'était peut-être pas une si mauvaise idée. Ou se jeter sous un train : les chances de réussite étaient meilleures. Elle savait combien de personnes échouaient dans leur suicide parce que la balle avait ricoché contre la boîte crânienne. Il y en avait… beaucoup, et c'était moche.

Elle pouvait avorter sinon. Avorter et son secret serait mieux gardé que tous les autres réunis. En supprimant cet enfant, elle sauvait le reste, sauvait les meubles, sauvait sa vie. Une vie contre tant de chose… ça ne faisait pas le poids. Son bonheur, qu'elle avait patiemment bâti, était inestimable. Elle serra les poings, se plantant sauvagement les ongles dans ses paumes. « Un jour, tu me parleras Lukas. Tu sauras enfin que tu peux tout me dire… Tout. » Vraiment ? Ses ongles se plantèrent plus profondément encore, et la jeune fille regarda par la fenêtre les petites étoiles qui luisaient dans le ciel. Un jour, elle saurait. Elle saurait pourquoi son bonheur n'était qu'un déguisement du malheur. Elle saurait. Et elle protégerait tout. « J-je vais me coucher. » Chloé embrassa maladroitement son mari et quitta le canapé, la tête en feu, les pensées affolées.

Terminé et verrouillé.